Réseaux mobiles : les cessions d'infrastructures passives et les angles morts de la régulation

Par Julie de Bréon - Avocat associé

Il est difficile aujourd’hui d’ignorer la multiplication des supports d’antennes de téléphonie mobile que ce soit essentiellement sous la forme de toits-terrasses en milieu urbain ou de pylônes en milieu rural.

Intuitivement, l’on tendrait à considérer ces actifs comme essentiels pour l’activité des opérateurs mobiles, au regard du rôle clé de ces infrastructures dites « passives » (en ce qu’elles n’émettent ni ne réceptionnent de signal) pour la réception et la diffusion du trafic.

A cet égard, le déploiement de ces supports d’antennes est bien un élément stratégique pour les opérateurs de réseaux mobiles et ce, pour deux raisons.

En premier lieu, ce déploiement permet aux opérateurs de réseaux de proposer à leur client une couverture aussi étendue que possible et de bonne qualité. Or, l’ensemble des études de satisfaction clients mettent en lumière l’importance de ces deux critères dans le choix d’un opérateur par les clients.

En second lieu, des obligations de déploiement assez contraignantes sont prévues par les autorisations d’utilisation de fréquences (les « AUF ») octroyées aux opérateurs de réseaux mobiles. Ces obligations sont définies en termes de couverture du territoire mais également de qualité de service et font l’objet d’un contrôle pointu de la part de l’ARCEP. Or, la méconnaissance de ces obligations peut donner lieu à un éventail élargi de sanctions, notamment pécuniaires, en application de l’article L. 36-11 du CPCE.

Cependant, les infrastructures passives font depuis plusieurs années l’objet d’un mercato des plus actifs. En recherche de liquidités pour faire face aux dépenses toujours croissantes d’investissement dans leurs réseaux, les opérateurs de réseaux ont massivement cédé leurs infrastructures passives aux désormais fameuses tower companies (ou Towerco) dans le cadre d’opérations complexes à l’issue desquelles les opérateurs gardent plus ou moins la main sur la construction et l’exploitation de ces infrastructures.

La situation actuelle va donc à l’encontre de l’intuition mentionnée précédemment : désormais, les opérateurs de réseaux ne déploient quasiment plus « en propre », les infrastructures passives sur lesquelles ils installent leurs antennes étant majoritairement détenues par des Towerco.

Historique

Cette tendance est apparue au tournant des années 2012-2015. L’arrivée de Free sur le marché de la téléphonie mobile, et la mise en œuvre de son modèle disruptif, avait alors entraîné un profond bouleversement de ce marché et sa restructuration, à l’image du rachat de SFR par Numéricable en 2014 ou de la tentative avortée de rachat de Bouygues Telecom par Orange en 2016. A cette occasion, il était apparu que les infrastructures passives représentaient un poste peu valorisé dans le patrimoine de la cible, à l’inverse de la base clients considérée comme le principal actif d’un opérateur.

Avant même que cette tendance se dessine, le contrat d’itinérance d’ampleur inédite conclu en 2010 entre Free et Orange a pu participer au sentiment des opérateurs de réseaux déjà présents sur le marché d’une évolution du paradigme de la concurrence par les infrastructures vers un système donnant une plus grande place à la concurrence par les services. Ce contrat d’itinérance permettait (et permet encore) à Free mobile de s’appuyer sur le réseau 2G et 3G d’Orange pour déployer ses services, avec l’aval des autorités compétentes ayant organisé ces conditions d’entrée sur le marché de Free mobile (cf. décision n° 00-835 de l’ART en date du 28 juillet 2000).

Or, le marché de la téléphonie mobile s’était initialement développé selon une dynamique de « concurrence par les infrastructures » en vertu de laquelle les nouveaux entrants dans le marché devaient s’appuyer sur leurs infrastructures « en propre » pour proposer un service à leur client. Ce modèle s’opposait ainsi à la « concurrence par les services », laquelle permet aux nouveaux entrants de s’appuyer sur les infrastructures de l’opérateur historique pour fournir leurs services et dont le contrat d’itinérance conclu entre Free et Orange est une illustration.

En tout état de cause, l’entrée de Free mobile sur le marché a eu pour conséquence une forte diminution du revenu moyen par utilisateur (average revenue per user, ou ARPU) lequel constitue un indicateur de rentabilité clé pour les opérateurs. Concomitamment, ces derniers ont fait face à un accroissement de leurs dépenses d’investissement résultant de la montée en puissance des besoins en data de leurs clients portés par l’explosion des usages ayant accompagné le déploiement de nouvelles technologies (4G et 5G) et l’utilisation de nouvelles bandes de fréquences (telles que la bande 700 MHz dont les AUF ont été attribuées en 2015 ou la fameuse bande 3,5 GHz attribuée en 2020 en vue du déploiement de la 5G).

Dans ce contexte de stagnation de leur ARPU à un faible niveau et d’accroissement des dépenses d’investissement, les opérateurs de réseaux ont ainsi dû générer de nouvelles sources de financement par la cession de leurs infrastructures passives, désormais perçues comme génératrices de coûts plutôt qu’éléments essentiels au fonctionnement du réseau.

Prise de conscience

L’évolution qui amène aujourd’hui les opérateurs de réseaux à céder leurs infrastructures passives s’est donc faite progressivement, suffisamment en tout cas pour être ignorée dans un premier temps par les autorités de régulation.

Le contrôle des investissements étrangers exercé par Bercy en la matière en est une bonne illustration.

Pour mémoire, si le principe est la liberté des relations financières entre la France et l’étranger (article L. 151-1 du code monétaire et financier – CMF), certains investissements étrangers sont soumis à autorisation préalable du ministre chargé de l’économie en raison de l’activité sur laquelle ils portent. L’autorisation est requise quand trois conditions cumulatives sont remplies tenant à la provenance de l’investissement (France, UE/EEE, Etat tiers), la nature de l’opération envisagée (acquisition, prise de contrôle) et à la nature de l’activité cible.

Bercy a longtemps considéré que les opérations de cession/acquisition d’infrastructures passives mobiles n’entraient pas dans le champ des activités soumises à autorisation préalable et ne nécessitaient donc pas de demande d’autorisation. Cette interprétation a prédominé même pour des opérations emportant la cession par des opérateurs de réseaux d’un grand nombre d’infrastructures passives.

Cependant, face à la multiplication des opérations de cette nature et à leur ampleur croissante, Bercy a récemment fait évoluer sa doctrine et considère désormais que les cessions d’infrastructures passives entrent par principe dans le champ des activités potentiellement soumises à autorisation préalable en matière d’investissements étrangers.

Ce repositionnement de Bercy est possible grâce à la marge d’interprétation dont bénéficie le ministère dans le cadre de la réglementation des investissements étrangers. Les autorités de régulation en matière de communications électroniques, plus spécifiquement l’ARCEP, ne bénéficient pas nécessairement d’une telle marge de manœuvre. Il en résulte que la réglementation actuelle présente de singuliers angles morts face à cette évolution du marché qui dissocie de plus en plus l’activité d’opérateur de réseaux de celle de gestionnaire d’infrastructures passives.

Angles morts

L’ARCEP manque de visibilité sur les opérations réalisées par les opérateurs en matière d’infrastructures passives.

Elle manque de visibilité en amont : les montages contractuels conclus par les opérateurs de réseaux pour céder ou filialiser la gestion de leurs infrastructures passives échappent au contrôle de l’ARCEP. Cette dernière dispose certes d’un droit de regard sur les conventions de droit privé conclues par les opérateurs pour l’interconnexion ou l’accès au réseau (articles L. 34-8 et suivants du code des postes et communications électroniques - CPCE). Mais ce droit de regard ne s’étend pas, par exemple, aux montages contractuels par lesquels un opérateur de réseaux constitue une société commune avec un gestionnaire d’infrastructures (ou un fonds) et détermine les modalités de construction et d’exploitation des infrastructures érigées par cette société.

Elle manque également de visibilité en aval : les Towerco ne relèvent pas naturellement du champ de compétences de l’ARCEP, excepté sur des aspects résiduels tenant aux modalités d’accès à leurs infrastructures (article L. 34-8-2-1 du CPCE). Ainsi, l’ARCEP ne dispose pas des mêmes leviers de pression sur les Towerco que sur les opérateurs de réseaux. Ces derniers sont en effet soumis aux prescriptions du CPCE mais aussi, si ce n’est surtout, aux obligations réglementaires prévues au titre de leurs AUF et dont le contrôle échoit à l’ARCEP.

A titre d’illustration, le New Deal mobile a instauré un contrôle pointu par l’ARCEP des rythmes de déploiement des opérateurs concernés par cet accord défini en janvier 2018 entre les opérateurs de réseaux et le gouvernement. Dans le cadre de leurs AUF prolongées et renouvelées par le New Deal mobile, les opérateurs de réseaux sont soumis à des obligations de déploiement dans certaines zones bénéficiant d’une mauvaise couverture selon des cadences définies par arrêté ministériel (dispositif dit « de couverture ciblée »). Afin de contrôler le respect de ces cadences, l’ARCEP soumet les opérateurs de réseaux à un reporting minutieux des déploiements dans ces zones. Les opérateurs sont incités à respecter ces cadences coûte-que-coûte au regard du risque de sanction pesant sur eux en cas de non-respect des échéances arrêtées. Cependant, les opérateurs ne déployant quasiment plus en propre, les cadences de déploiement dépendent également des Towerco propriétaires des nouveaux sites. L’ARCEP ne pouvant contrôler l’activité de déploiement de ces Towerco, c’est bien finalement sur les opérateurs de réseaux qu’elle se replie pour exercer son contrôle.

Un autre exemple réside dans le contrôle par l’ARCEP de l’obligation de notification préalable lors de la construction d’un pylône en zone de déploiement prioritaire (la ZDP - identifiée dans le cadre de la décision ARCEP n° 2015-0825 du 2 juillet 2015). Cette obligation, définie dans le cadre du New Deal mobile, prévoit qu’avant tout déploiement en ZDP, l’opérateur doit consulter les autres titulaires d’AUF pour savoir s’ils souhaitent également s’installer sur le pylône à construire, prendre ce besoin en compte et faire droit aux demandes raisonnables de partage du pylône, le cas échéant. L’ARCEP peut lever cette obligation pour l’ensemble des opérateurs au regard de l’offre existante en la matière dans la ZDP.

Dans ce contexte, Orange et Free mobile ont signé fin mars 2019 un protocole d’accord de co-construction de pylônes en vertu duquel les deux sociétés ont demandé à l’ARCEP la levée de leur obligation de notification préalable en ZDP. L’ARCEP a lancé une consultation publique en juillet 2019 afin de recueillir l’avis du secteur sur cette demande, étendant à cette occasion la consultation à l’opportunité d’une levée pour l’ensemble des opérateurs mobiles. Pour connaître le besoin des différents opérateurs en termes de déploiement en ZDP et évaluer le nombre de sites potentiellement concernés par cette levée d’obligation, l’ARCEP a demandé aux opérateurs concernés de préciser les déploiements en propre qu’ils projetaient de réaliser dans cette zone. Il est probable que l’ensemble des opérateurs a pu faire remonter à l’ARCEP un nombre extrêmement faible de sites concernés, étant donné que la majorité d’entre eux ne déploie plus en propre depuis plusieurs années.

L’appréciation de la situation et du marché par l’ARCEP se trouve donc nécessairement faussée par la limitation de sa capacité d’action en ce qui concerne l’activité des Towerco.  

Enjeux

L’impact de ces angles morts dans la régulation de l’ARCEP peut être perçu différemment selon les observateurs.

Du point de vue des opérateurs de réseaux, ces angles morts fournissent des espaces de liberté dans lesquels ils exercent une créativité sans réserve pour dégager de nouvelles capacités de financement. Cependant, leur liberté en la matière n’est pas entière : les obligations réglementaires qui s’imposent à eux les obligent à un exercice d’équilibriste afin de les dupliquer dans leurs accords conclus avec les Towerco. In fine, les opérateurs de réseaux portent seuls le risque de sanction en cas de non-respect de ces obligations. Cela crée une zone de friction dans les relations entre les opérateurs de réseaux et leurs partenaires pouvant fragiliser les accords existants. Par ailleurs, ces angles morts suscitent l’apparition de nouveaux acteurs dans la chaîne de valeur qui tend à en complexifier le fonctionnement et entraîne son renchérissement.

Du point de vue de l’Etat, la reprise en main par Bercy des modalités de contrôle des investissements étrangers réalisés en matière d’infrastructures passives démontre la prise de conscience de l’existence de ces angles morts et la tentative d’y remédier. A cet égard, le contrôle exercé par Bercy sur les opérations qui lui sont soumises est un outil efficace, lui permettant d’appréhender un projet dans sa globalité. Toutefois, le contrôle est exercé très en amont et la réalité opérationnelle de l’exécution du montage échappe au regard de l’administration. Or, en matière de déploiement d’infrastructures, la réalité opérationnelle est un élément crucial pour apprécier l’état du marché et ses principaux enjeux.

Du point de vue de l’ARCEP, les leviers existent pour s’assurer du respect des objectifs généraux de déploiement assignés aux opérateurs de réseaux notamment dans le cadre de leurs AUF. On pourrait considérer que cela suffit et qu’il n’est pas nécessaire qu’elle possède de leviers équivalents envers les Towerco. Toutefois, l’existence d’angles morts dans la capacité de régulation de l’ARCEP permet la multiplication d’intermédiaires profitant de ces zones d’ombre pour capter la valeur. Ces situations génèrent des tensions parfois insurmontables entre les collectivités locales et les opérateurs de réseaux, ces deux catégories d’acteurs ayant peu à peu perdu la main sur les conditions de déploiement d’infrastructures passives alors qu’elles sont les premières concernées en cas de défaillance d’un site.

La tendance n’en est désormais plus une mais bien une structure de marché, gageons que des rééquilibrages auront désormais lieu qui devraient susciter d’intéressantes décisions contentieuses et un repositionnement subséquent de l’ARCEP.