La régulation audiovisuelle devant le Conseil d’Etat ou le « sens du timing »

Par une décision rendue le 28 septembre (n° 452212), le Conseil d’Etat a fourni un nouvel exemple de la manière dont des questions juridiques importantes pour les services de communication audiovisuelle et, par conséquent, pour les auditeurs-téléspectateurs-électeurs peuvent être tranchées de manière discrète, par la magie de l’économie de moyens, du calendrier de l’instruction et du classement de la décision.

Cette affaire concerne la légalité – ou l’éventuelle illégalité – d’une décision du 3 mars 2021 par laquelle le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), devenu depuis l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (ARCOM), a demandé aux éditeurs de services de communication audiovisuelle de décompter intégralement les temps d’intervention dans les médias audiovisuels de personnalités médiatiques, à savoir Madame Marion Maréchal et Messieurs Nicolas Hulot, Laurent Joffrin, Arnaud Montebourg et Manuel Valls.

Pluralisme et décompte du temps de parole des personnalités politiques

La liberté de communication s’exerce en particulier dans le cadre fixé par la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986, dite « Loi Léotard ». Cette liberté ne peut être limitée que dans la mesure requise par certains impératifs d’intérêt général parmi lesquels figure le respect du caractère pluraliste de l’expression des courants de pensée et d’opinion (art. 1er).

Le pluralisme des courants de pensée et d’opinion des services audiovisuels recouvre le pluralisme externe, à savoir la diversité des services et de leurs opérateurs, et le pluralisme interne, qui concerne le contenu des programmes diffusés. Il incombe au régulateur, le CSA hier l’ARCOM aujourd’hui, d’assurer le respect de l’expression pluraliste des courants de pensée et d’opinion dans les programmes de services de radio et de télévision, en particulier pour les émissions d’information politique générale. Afin de permettre ce contrôle, les services de radio et de télévision doivent transmettre au régulateur les données relatives aux temps d’intervention des personnalités politiques sur leur antenne (art. 13).

Sur le fondement de ces dispositions législatives, le régulateur édicte des recommandations générales relatives au respect du pluralisme politique hors période électorale et des recommandations imposant, lors des périodes électorales, le respect d’un principe d’équité ou d’égalité entre les candidats.

Le cadre juridique applicable hors période électorale a été fixé par la délibération n° 2017-62 du CSA du 22 novembre 2017 relative au principe de pluralisme politique dans les services de radio et de télévision. Il résulte de cette délibération que les personnalités politiques dont le temps de parole doit être décompté relèvent, d’une part, de la Présidence de la République, de ses collaborateurs et des membres du Gouvernement et, d’autre part, de partis ou de groupements politiques.

Afin d’identifier de manière objective ces personnalités politiques, le CSA considérait traditionnellement qu’elles devaient appartenir à un groupement politique ou exercer un mandat. L’objectivité des critères était incontestable.

Changement de doctrine quant à la définition des personnalités politiques

Sans amender sa délibération précitée du 22 novembre 2017, le CSA a fait évoluer sa doctrine en 2021, peu avant la tenue des élections régionales et un peu plus d’un an avant les élections présidentielles et législatives.

Par une délibération du 3 mars 2022, le régulateur a demandé aux éditeurs de services de communication audiovisuelle de décompter les temps des personnalités suivantes : Madame Marion Maréchal et Messieurs Nicolas Hulot, Laurent Joffrin, Arnaud Montebourg et Manuel Valls.

Bien qu’elle puisse apparaître anodine, cette décision représente une évolution de la doctrine du CSA dans la mesure où la plupart de ces personnalités n’étaient affiliées à aucun groupement politique et n’exerçaient pas de mandat électif en France à cette date. Ce changement ayant une influence majeure sur la manière dont les éditeurs conçoivent leurs programmes et le calendrier des invitations de personnalités, certains ont décidé de saisir le Conseil d’Etat d’un recours pour excès de pouvoir formé contre cette délibération.

Un acte susceptible de faire grief

La première question à laquelle était confrontée la Haute juridiction était de déterminer si le recours pour excès de pouvoir est effectivement ouvert contre ce type de délibération. Le CSA soulevait en effet en défense une fin de non-recevoir tirée de l’irrecevabilité de la requête en tant qu’elle serait dirigée contre un acte ne faisant pas grief, et par conséquent non susceptible de recours.

Le Conseil d’Etat écarte rapidement cette fin de non-recevoir en constatant que la délibération attaquée peut faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir de la part d’un requérant ayant intérêt pour agir, contrairement au courriel par lequel le régulateur a notifié sa décision aux opérateurs concernés.

Cette interprétation n’est pas surprenante eu égard à la jurisprudence antérieure du Conseil d’Etat sur le sujet. On peut en effet se rappeler que la Haute juridiction a :

  • Admis la recevabilité d’un recours tendant à l’annulation d’une décision par laquelle le CSA a rejeté une demande tendant à la modification de sa délibération du 8 février 2000 relative aux modalités d’évaluation du respect du pluralisme politique dans les médias afin de prendre en compte les interventions du Président de la République et de ses collaborateurs (CE, Ass., 8 avril 2009, M. Hollande et a., n° 311136).

  • Constaté l’irrecevabilité d’un recours tendant à l’annulation de recommandations du CSA relatives à la mention des réseaux sociaux dans les programmes de télévision et de radio (CE, 30 décembre 2015, Société Vortex, n° 390046).

Dans cette seconde affaire le juge avait précisé qu’il est loisible au CSA de formuler des prises de position qui ne constituent pas des décisions faisant grief mais « qu’il en irait toutefois différemment si elles revêtaient le caractère de dispositions générales et impératives ou de prescriptions individuelles dont le Conseil pourrait ultérieurement censurer la méconnaissance ». D’une certaine façon, cette motivation annonçait déjà la décision d’assemblée Société Fairvesta International Gmbh du 23 mars 2016 relative aux recours contre les actes de droit souple des autorités de régulation (n° 368082).

En l’espèce, le Conseil d’Etat admet la recevabilité du recours formé contre la délibération par laquelle le CSA a, de fait, élargi la définition du champ des personnalités politiques dont le temps de parole doit être décompté.

Légalité de la délibération du CSA

Sur le fond, ce changement de doctrine du CSA représente un fort risque d’alourdissement des contraintes de décompte et de programmation pesant sur les éditeurs de services audiovisuels. Si le régulateur décide d’ajouter à la liste des personnalités politiques des personnalités non élues et non adhérentes à un groupement politique, il apparaît probable que la liste desdites personnalités s’allonge de manière exponentielle pour inclure toute personnalité exprimant une opinion « politique » dans les médias. Ceci pourrait simultanément priver un opérateur de la possibilité de définir une ligne éditoriale propre.

  • En premier lieu, les requérants soutenaient que ce changement de doctrine portait atteinte à leur liberté éditoriale en les contraignant à assurer une stricte équité des temps des parole des opinions politiques alors même que la loi Léotard impose uniquement d’assurer une stricte équité des temps de parole des personnalités politiques. Le Conseil d’Etat ne répond pas à cette critique et se contente d’expliquer que l’obligation de décompte résulte de la loi. Le raisonnement est un peu court et tautologique. A supposer même que l’on admette que le législateur ne peut mal faire, la question était ici de déterminer si le régulateur avait bien appliqué la loi. Le juge ne se prononce pas.

  • En deuxième lieu, les requérants soutenaient que la délibération attaquée méconnaissait les dispositions de la délibération du 22 novembre 2017 ayant défini la notion de personnalité politique. Le Conseil d’Etat écarte cet argument en considérant que la base légale de la délibération attaquée réside directement dans la loi Léotard. Il admet surtout la possibilité pour le CSA de considérer que des personnalités doivent « être regardées comme des personnalités politiques au sens et pour l’application de ces dispositions, alors même qu’elles [ne sont], à la date de la décision, ni élues ni candidates à aucune élection et [ne sont pas ou plus] adhérentes à un parti ou à un groupement politique ».

En l’espèce, le Conseil d’Etat considère que le CSA n’a pas commis d’erreur manifeste d’appréciation dans le choix des personnalités précitées dans la mesure où :

  • D’une part, ces personnalités appartenaient ou avaient récemment appartenu à des partis, groupements ou mouvements politiques et avaient récemment exercé des fonctions politiques ou aspiraient à exercer de telles fonctions.

  • D’autre part, ces personnalités participaient activement, à la date de la décision attaquée, au débat politique national.

La mention de la « date de la décision attaquée » est essentielle car le juge de l’excès de pouvoir statue à la date à laquelle la décision visée par le recours a été adoptée par son auteur.

Le changement de doctrine du CSA et l’élargissement de la notion de « personnalité politique » au sens de cette législation est donc validé par le juge de la légalité. Bien que contestable sur le plan strictement juridique, cette évolution était peut-être inéluctable dans un contexte où les mandats et les groupements politiques n’ont plus l’importance qu’ils pouvaient avoir dans le passé. Cette décision montre néanmoins que le juge administratif se réserve la possibilité de censurer pour erreur manifeste d’appréciation une délibération portant obligation d’une personnalité dont le caractère politique ne serait pas suffisamment affirmé. Le régulateur est prévenu.

On peut enfin s’étonner que cette décision, dont la complexité ne semble pas dirimante, ait été rendue près de dix-huit mois après le dépôt du recours et après des échéances électorales majeures, alors même qu’elle concerne une question essentielle pour le traitement de l’actualité politique par les éditeurs de services audiovisuels. Ceci semble démontrer que les juridictions, elles aussi, peuvent avoir un certain « sens du timing ».

Rémi Ducloyer